Je me voulais événement.
Je m'imaginais partition.
J'étais gauche.
La tête de mort qui, contre mon gré, remplaçait la pomme que je portais fréquemment à la bouche, n'était aperçue que de moi. Je me mettais à l'écart pour mordre correctement la chose. Comme on ne déambule pas, comme on ne peut prétendre à l'amour avec un tel fruit aux dents, je me
décidais, quand j'avais faim, à lui donner le nom de pomme. Je ne fus pas inquiété. Ce n'est que plus tard que l'objet de mon embarras m'apparut sous les traits ruisselants et tout aussi ambigus de "poèmes."
Il faut que je me souvienne ...
Lorsque enfant j'étais enfant, je marchais les bras ballants, je voulais que le ruisseau soit rivière et la rivière fleuve, que cette flaque soit la mer. Je ne savais pas que j'étais enfant, tout pour moi avait une âme, et toutes les âmes étaient une. Je n'avais d'opinion sur rien, je n'avais pas d'habitudes, je m'asseyais en tailleur, démarrais en courant, j'avais une mèche rebelle et ne faisais pas mine quand on me photographiait.
Lorsque j'étais enfant se fut le temps des questions suivantes : pourquoi suis-je moi, et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici, et pourquoi pas là ? Quand a commencé le temps, et où finit l'espace ? La vie sous le soleil n'est-elle pas qu'un rêve ?
Je ne vous vois pas, mais je sais que vous êtes là.
Ce que je vois, entends, sens, n'est-ce pas simplement l'apparence d'un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment, et des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir je n'étais pas, et qu'un jour moi, qui suis moi, je ne serai pas ce moi que je suis ?
Lorsque j'étais enfant, je me gavais d'épinards, de petits pois, de riz au lait et de chou-fleur bouilli, aujourd'hui aussi.
Lorsque j'étais enfant, je me suis réveillé un jour dans un lit inconnu, et à présent ça m'arrive toujours, beaucoup de gens me paraissaient beaux, et à présent ça n'arrive plus que par chance, il y avait une image claire du paradis, et à présent je le devine tout au plus, ne pouvant imaginer un néant, et aujourd'hui je tremble à cette idée.
Lorsque j'étais enfant, je jouais avec enthousiasme, et à présent, je suis à mon affaire comme jadis seulement quand cette affaire est mon travail.
Lorsque j'étais enfant, les pommes et le pain suffisaient à me nourrir, et il en est toujours ainsi. Lorsque j'étais enfant, les baies tombaient dans ma main comme seules tombent des baies, et c'est toujours ainsi. Les noix fraîches m'irritaient la langue, et c'est toujours ainsi, sur chaque montagne j'avais le désir d'une montagne encore plus haute, et dans chaque ville le désir d'une ville plus grande encore, et il en est toujours ainsi. Dans l'arbre je tendais les bras vers les cerises, exalté comme aujourd'hui encore, intimidé par les inconnus, et je le suis toujours. J'attendais la première neige et j'attends toujours.
Lorsque j'étais enfant, je lançais un bâton contre un arbre, comme une lance, et elle y vibre toujours. Elle n'est pas partie, je le sais, je la retrouverai, quelque chose arrivera, qui comptera.
Elle m'apprendra tout.
J'ai vu passer matin et soir, et j'ai attendu
Il a fallu longtemps pour que le fleuve trouve son lit, que l'eau stagnante se mette à couler. Vallée du fleuve primitif ! Un jour, je me souviens encore, le glacier a vêlé et les glaces ont fait route vers le nord. Un arbre passa, encore vert, avec un nid vide.
Pendant des myriades d'années, seuls les poissons bondirent ! Puis vint le moment où l'essaim d'abeilles se noya ... Après les deux cerfs se sont battus sur cette rive ... Puis la nuée de mouches, et les ramures, descendirent le fleuve comme des branches. Seule l'herbe s'est toujours redressée, poussant sur les cadavres des chats sauvages, des sangliers, des buffles.
Je me souviens comme un matin est sorti de la savane, l'herbe collant au front, l'être à notre image, longtemps attendu, le bipède, dont le premier mot a été un cri ou un simple gémissement ?
Nous avons pu rire de cet homme, pour la première fois, et de son cri, de l'appel de son successeur, nous avons appris à parler.
Une longue histoire !
Le soleil, les éclairs, le tonnerre dans le ciel, et en bas, sur terre, les feux, les bonds, les rondes, les signes, l'écriture.
Puis l'un d'eux jaillit du cercle et courut droit devant lui. Tant qu'il courait tout droit, obliquant parfois peut-être de jubilation, il semblait libre, et nous avons pu en rire avec lui. Mais alors, soudain, il courut en zigzag, et les pierres volèrent. Avec sa fuite commençait une autre histoire, l'histoire des guerres.
Elle dure à ce jour ...
Mais la première aussi, celle de l'herbe, du soleil, celle des bonds et des cris, dure encore !
Lever du soleil 7h22, coucher 16h28, lever de la lune 19h04, coucher ...
Il y a cinquante ans aujourd'hui, un avion soviétique s'écrasait à Spandau, dans le lac ...
Il y a cent ans, François Blanchard survolait Berlin en ballon.
Il y a cent cinquante ans, c'était ... L'Olympiade.
Il y a deux cent cinquante ans naissait " Le Protocole des Sages "
J'ai ralenti le pas et regardé par-dessus mon épaule, dans le vide ...
Dans les collines un vieillard lisait l'Odyssée à un enfant, et son petit auditeur a cessé de cligner des yeux.
Une passante qui sous la pluie, a fermé son parapluie d'un coup sec et s'est laissée tremper.
Un écolier qui décrivait à son maître comment une fougère sort de terre, et le maître étonné ...
Un aveugle qui a cherché des mains sa montre en percevant ma présence ...
Merveille de vivre en esprit et d'attester pour l'éternité le spirituel, rien que le spirituel des gens.
En rentrant d'une longue journée, nourrir le chat comme Philip Marlowe, avoir les doigts noircis par le journal, de ne plus être exalté par l'esprit, mais par un repas, par la courbe d'une nuque, par une oreille.
Mentir ! Comme on respire !
Deviner enfin, au lieu de toujours tout savoir, et pouvoir aussi s'exalter pour le mal : en croisant les passants, attirer à soi tous les démons de la terre, et les chasser dans le monde ! Être un sauvage ! Ou enfin sentir ce que c'est d'enlever ses chaussures sous la table et d'étirer les orteils, pieds nus.
Rester seul ! Laisser survenir ! Garder son sérieux !
Nous ne pouvons être sauvages qu'en gardant son sérieux. Ne rien faire que regarder, rassembler, attester, conserver !
Rester esprit ! Garder la distance ! Rester en parole !
Walter Benjamin acheta en 1921 une aquarelle de Paul Klee ...
Raconte, le conteur, l'enfantin, l'antique, dérivé au bord du monde, et fait qu'en lui se reconnaisse chaque homme.
Pour ne pas trahir mes souvenirs d'enfance, je voudrais relier l'attente des lettres du facteur à celle des lettres et des mots inscrits dans les livres. J'adorais me lever tôt. C'était sans doute pour avoir le privilège de prendre mon petit déjeuner en face d'un ciel de marbre jaspé de topazze et d'azur ou de voir le voile d'un nuage baigner de douceur. Souvenir d'un soleil de janvier qui voulait nier l'hiver et se voudrait déjà aux portes du printemps, effilant ses rayons en cheveux de lumière où un souffle léger venait jouer doucement. Le facteur harmonisait le rythme de mes journées d'enfant, comme il continue de le faire depuis lors, jour après jour. Ah ! Espérer une lettre, un signe ! Recevoir une réponse de l'autre, qui n'est destinée qu'à moi-même, et dont je pourrai garder la trace éternellement ! Oui, toute ma vie a été rythmée, jalonnée, par des correspondances, exceptionnelles, et que je veux conserver. L'écriture reflète la personnalité d'un individu, sa volonté, son exigence morale, sa force d'âme, son sens des responsabilités. Une écriture porte une marque, une signature. C'était une fin d'après-midi d'hiver où il faisait froid. Je n'arrivais pas à me réchauffer, il devait faire 15° C à peine. Ces derniers jours avaient été durs. Toujours le manque de fric, les échéances, de plus en plus difficiles à supporter. Comment suis-je arrivé là, après cette étrange vie que j'ai mené, sans étonnement, même dans les situations les plus insolites, les plus imprévisibles. J'ai tout accepté, comme une chose nécessaire. J'étais toujours tellement disponible, prêt à saisir tous les prétextes, toutes les aventures. Je n'avais pas laissé passer une seule chance de changement. Alors cette fatigue soudaine, c'est peut-être une chose normale, qui devait venir lentement, un jour ou l'autre, parce qu'il faut bien s'arrêter de marcher, à un moment quelconque. Je ne suis pas vaincu. Le marbre blanc de la table, le coussin de la chaise, ont peur d'échanger leur couleur, et une vieille dame va mourir dans le couloir derrière moi, dans un écroulement de soie noire et satinée, quelques mèches de cheveux lisses tirés en arrière, dans un chignon en torsade. Il y a des jours et des nuits où l'envie d'écrire se fait plus intense... J'écris parce que personne m'écoute. Le temps a beau aller à ces étapes, les choses passées, les joies et les tristesses croiser leurs routes ... Quand le rythme est là, comment la poésie pourrait-elle périr ? Questions qui me glissent ... Feux follets de la pensée, que sont les mots ? Perdus, trouvés, retrouvés, réinventés ! Que sont-ils ? Où sont les mots ? Ils envahissent notre âme, en font de nous des hommes ... Sur terre où tout se compose dans l'angoisse, on est cerné de tous les côtés en soi-même, par la fusion de la vie et de la mort. Les mots sont comme l'eau, la mer, la lune, comme le soleil et l'or et comme un grand amour ! Les mots sont comme un miroir transparent, un coeur froid, une âme en tourment ... Et parfois les secondes sont des heures ... Les rues vomissent les autos, les bruits et les images sans comprendre. Surtout sans ce désir jamais de comprendre ... Les portes se referment sur la fraîcheur des appartements, autour du plat que l'on partage à table dans le mutisme et sur l'écran les satisfaits gesticulent privés du son de leur parole. Avant d'assouvir le torrent de sottises dans le bruit, de paroles parler désormais dans ce monde, c'est imposer dans le bruit sans entendre, sans écouter ... L'écriture n'est pas la lumière, elle est un don de la lumière. Fût-elle aux yeux souffrants douleur, elle est mémoire ... Elle se tient à chaque instant. Elle est la phosphorescence du monde. Elle rappelle nos regards au vrai soleil. Sans pudeur aucune dévoile nos humeurs, tout au fond de notre être dans ces heures ... Union, nos corps nous entraînent vers un autre pôle, vers des mains ... Je voudrais dire ... Ce ne sont pas les mots qui manquent ... Que l'espérance est violente, que l'angoisse n'est que désir. Je voudrais dire ... Mes pensées s'envolent, je griffone ce dernier mot ... Désert. Tout en creux douloureux, tout en creux désertés ... De l'épaule sans la bouche, au feuillage fermée. De la hanche en dérive, sans la main amarrée ... Tout en vagues échouées, au lit froid du désert ... Douce enfance ... Revoir encore comme autrefois, la façade de granit rose, ornée de coquelicots ... Ombrelle des jours gris, des jours heureux ! Et des dimanches ... Fleurs sacrées, maux coquelicots !